En 2004, Mathieu Brisebras réalise "Rue des abattoirs" (1) dans le cadre de ses études à l'école de la Poudrière. Le film joue visiblement avec les limites du champ de l'animation, et l'emploie plus - tel Michel Gondry - comme un moyen que comme une fin en soi. Le résultat nous a beaucoup séduit, et utilise l'animation comme un moyen fort de rendre l'ensemble expressif, voire expressionniste. Au moment où son nouveau film "Vertige" réalisé avec Christophe Gautry circule en festivals, cela nous paraissait évident de le contacter pour une retro-entrevue. 2004 vue par 2012 !
Peut-on dire,
lorsque vous entreprenez la réalisation de "Rue des
abattoirs" , que vous vous lancez dans une expérience
cinématographique, plus que dans un travail d'animation au sens
strict du terme?
Le
questionnement sur la technique me parait essentiel à l'élaboration
de chaque projet. N'ayant pas un style graphique personnel de
prédilection, j'envisage toujours de mettre la forme au service de
l'histoire que je veux raconter. Pour "Rue des abattoirs",
la technique consiste en
un tournage sur fond vert d'acteurs portant des masques en guise de
têtes. Ils sont ensuite incrustés dans des décors en photomontage.
Ce sont des prises de vues réelles dont j'ai extrait les images
intéressantes pour recréer un rythme animé plus proche de la
pixillation. C'était la première fois que j’expérimentais cette
"cuisine" technique.
Pour ce qui concerne l'histoire, je
l'ai écrite en référence au film noir, et avec l'idée de départ
de construire un scénario basé sur l'idée
de la fausse piste. Le fait que les personnages soient
des acteurs leur donne une présence assez réaliste et les masques
exacerbent les stéréotypes de films de genre.
Cela
confirme notre sentiment: ce film est autant animé que monté
apparemment. Quelle atmosphère régnait alors à La Poudrière, et
comment le film y a été perçu?
C'est
le premier film de fin d'étude réalisé à la Poudrière qui
nécessitait du keying (2)
et un tournage avec
des acteurs,
mais après avoir évalué ensemble les possibilités
techniques, cette innovation a été encouragée par l'équipe
de l'école. Étant avide d'expérimentation, j'ai beaucoup apprécié
qu'à La Poudrière on ne hiérarchise pas les modes d'expression, ni
ne mette une technique d'animation particulière en avant. Par
ailleurs, des exercices permettent de découvrir la variété du
cinéma d'animation durant la formation.
Les
acteurs du film sont-ils des étudiants de l'École?
Est-ce un film joué par
des réalisateurs et réalisatrices?
Trois
acteurs amateurs et deux étudiants ont gracieusement
participé au film ainsi qu'un mime. Certains personnages ont été
joués par différentes personnes, c'est aussi un gros avantage des
masques.
On
sent qu'alors, vos préoccupations artistiques étaient suivies
avec une certaine bienveillance. Lorsque vous êtes
sorti de l'École, avez-vous senti le même intérêt de
la part des professionnels, des producteurs? Et "Rue des
abattoirs" a-t-il suscité un enthousiasme particulier?
"Rue
des abattoirs" n'a
pas beaucoup été sélectionné en festivals, et je n'ai donc pas eu
la chance de rencontrer un large public. Et
l’intérêt professionnel fut limité dans la mesure où le film ne
montre pas un savoir faire attendu sur le marché de l'animation. Le
film n'a pas non plus suscité d'admiration démesurée, bien
que j'ai toujours plaisir à recevoir quelques modestes compliments
lorsqu'il est visionné.
Il
est pourtant très réussi, et repose en grande partie sur ce que
l'on ne voit pas, c'est sa grande force. On a le sentiment que ce qui
l'a desservi est le fait de ne pas "appartenir à la famille".
C'est vrai que c'est un objet particulier. Avez-vous d'autres films
en tête? On est proche des films de trucages, on pense parfois
à Murnau, un peu à Méliès.
Je
ne crois pas que le film soit un enfant indigne de la
famille [sic] de
l'animation. De mon point de vue, l'animation est omniprésente, que
ça soit dans les trucages numériques des blockbusters que
dans les habillages télé, c'est un vaste continent. Dans cette
géographie "Rue
des abattoirs" se
situe plutôt du côté de "Tango" de Zbigniew Rybczyński que
d'un dessin animé Disney mais un tango et une forme de danse comme
un ballet classique. Depuis mon film de fin d'étude,
j'ai co-réalisé "Vertige" avec Christophe Gautry.
Il utilise la technique de la pixillation, et
lui aussi est à la limite du genre car il résulte plus d'une
performance que d'une production conventionnelle. Le film est
actuellement présenté dans des festivals
(projectvertige.blogspot.fr).
Sur
votre site, on voit un cerveau, et on se déplace de zones en zones
pour découvrir votre travail. C'est un schéma très adapté à la
diversité de votre production. Ce cerveau va-t-il continuer
à se développer?
En
fait ce n'est pas un cerveau mais un agrandissement de gromule,
j'ai choisi cette image qui m'évoque un gros nœud cérébral. Le
site internet mathieubrisebras.com n'est
plus mis à jour depuis 2005 et présente essentiellement les films
que j'ai réalisés pendant mes études à La Cambre et à La
Poudrière ainsi que quelques expérimentations animées ou non. Je
pense que ce site n'évoluera plus. Par contre je n'ai pas trop de
problèmes avec l'activité de mon cerveau, et j'avoue même qu'il
est parfois difficile de le suivre dans ces multiples élucubrations.
Il y a,
parmi elles, quelques
ébauches de projets de films
pour
continuer d'explorer de nouvelles techniques.
Quel
est selon vous le parcours idéal dans un futur proche? Vers quel
type de travail avez-vous envie de vous diriger (attention, on ne
parle pas ici de la dure réalité, mais bien de votre idéal!).
C'est
un peu la question à 2000 points car justement j'ai un peu de mal à
hiérarchiser mes nombreuses envies. J'ai la chance de faire un
travail (alimentaire) qui me plaît, de participer à des
projets intéressants avec des équipes motivantes la plupart du
temps mais dans mon idéal, j'aimerais concilier ce travail
intermittent avec d'autres occupations. Du côté artistique, je dois
continuer les expériences en pixillation, j'ai encore des
mètres de papier à découper (http://brisebras.blogspot.com/), des
collaborations à concrétiser autour de la marionnette et du
spectacle vivant, arroser les germes d'autres films tout en gardant
une petite place pour enfiler des perles ; pour l'instant je suis un
peu plus absorbé par un projet de film d'animation en volume. De
l'autre côté, j'aimerais passer moins de temps à Paris pour être
plus proche de la nature, faire du jardinage et de
l'apiculture amateur. Voilà.
Vous
connaissez maintenant un peu mieux ce qu'on appelle "le milieu"
de l'animation en France. L'ensemble des acteurs et des dispositifs
(fonds d'aides, festivals, producteurs, etc...) vous semble-t-il en
accord avec ce que les réalisateurs aspirent à
faire? Y a -t- il à votre avis des films plus difficiles à
faire ou à montrer?
En
France, le montage financier d'un court-métrage dépend en grande
partie des différentes aides accordées par le CNC ou
les régions. Ces demandes d'aides se font par un
dossier rédigé, ce qui oriente à priori vers un type de films
d'animation laissant de côté certains projets qui se
racontent plus difficilement par l'écriture.
Difficile de demander un scénario à Len Lye, ou une
profondeur psychologique dans l'histoire des "Voisins" de
McLaren. À mon avis, il y a des films qui on d'avantage de
chance d'être réalisés puis sélectionnés en festival car
il on le "bon profil" et correspondent à un
certaine "attente". Cela pousse à jouer le jeu du
dossier formaté, qui ne correspond pas à la façon de
travailler de tous les réalisateurs. Néammoins,
il y a un grand nombre de courts métrages français chaque année et
je suis toujours content de voir surgir un « Planet
Z » ou un
« Aalterate » qui
témoignent de la belle diversité et de la dynamique du film
d'animation en France.
S'il
ne fait aucun doute qu'on voit une vague
sans précédent de réalisateurs forts depuis
dix à quinze ans en France, épaulés par
d'excellents techniciens, quels types d'échanges avez-vous
avec eux? On ressent un écart entre la force de leurs
films et leur "silence", non?
J'ai
la chance d'avoir été le technicien
d'excellents réalisateurs/trices. Les réalisateurs que
j'ai rencontré font effectivement preuve d'une certaine discrétion; il n'y a pas vraiment de star-system dans l'animation,
surtout dans le court. Peut être trouve-t-on aussi une
explication dans le manque d'opportunités à s'exprimer, en
dehors de milieux professionnels restreints.
Les
lecteurs du futur vous lisent désormais, souhaitez-vous leur
dire quelque chose depuis leur passé proche?
À
votre avis, est-ce que la vie est mieux depuis le 21
décembre 2012?